Une heure déjà qu’elle pleure, qu’elle appelle, qu’elle crie. Elle était dans son lit à barreaux, à chouiner et réclamer à grands cris ses parents et son frère à tour de rôle. Son père, patraque, agressé par un virus quelconque depuis la veille, tentait de trouver un repos dans la chambre parentale. Sa mère, à bout après quelques mois à végéter dans un boulot où elle ne trouve pas d’issue à son sentiment d’inutilité, après une semaine rude et des décisions en train de murir dans sa tête, essayait de rattraper le retard accumulé sur les détails administratifs de la vie quotidienne qu’elle assume totalement seule. Le grand frère, censé se reposer dans sa chambre, passait son temps à sortir, ouvrir et claquer sa porte,venir signaler que sa sœur appelle. Au bout de longues minutes, les nerfs en pelote, la maman tente une nouveauté: sortir la petite de son lit et lui offrir le choix de jouer dans sa chambre et, si fatiguée, de trouver le repos sur un coussin posé à même le sol. De nouvelles longues, éprouvantes minutes passent, à attendre que les gémissements, les appels et les pleurs en alternance passent, rien à faire. Et le grand, trouvant là une nouvelle occasion de sortir, qui vient signaler:

” Maman, maman! Elle dit caca!”

Long soupir, nouvel interruption des calculs de charges trimestrielles et des récriminations sur les erreurs faites par ceux dont c’est le travail de les faire correctement… Arrivée à la chambre, changement d’une couche très humide, nouvelle explication à la petite qui répète “Fini dormir!” de la nécessité pour tout le monde d’une sieste reposante pour éviter un énervement général l’après-midi. S’asseoir devant sa paperasse, entendre les pleurs qui redoublent, qui couvrent la musique en sourdine qui allège le travail.

S’en est trop, les nerfs lâchent, la mère pousse un hurlement avant de traverser en furie l’appartement. Pas encore arrivée à la porte de sa fille, elle est dépassée par le père qui la pousse sur le coté. Soulagée elle le laisse passer, prendre en main la situation dont elle perdait le contrôle. Mais non, le père arrive, ouvre violemment la porte, prend sa fille à bout de bras et la repose brusquement dans son lit:

” Y’en a marre, maintenant tu dors! aboie-t’il.

Eberluée elle se précipite et reprend sa fille.

- Qu’est-ce qui te prend je croyais que tu allais m’empêcher de passer ma colère sur elle et tu fais pire que moi!
- Une heure que j’essaie de dormir et que ses hurlements m’en empêchent j’en ai marre! balance-t’il avant de tourner les talons.
- Je vois, c’est encore à moi de prendre sur moi, de gérer, de tempérer! s’emporte-t’elle.

Il lui lance un de ses regards accusateurs, empli de colère et où elle lit toujours ce “Tu m’exaspères laisse moi tranquille!”. La petite pleure dans ses bras, elle voit qu’il va encore aboyer quelque chose, elle ne lui en laisse pas le temps:

- Je m’en occupe, retourne te reposer, dégage! déclamé avec toute cette hargne et cette frustration de celle qui sait qu’elle ne pourra jamais compter que sur elle même mais qui l’oublie souvent, trop souvent.

Il revient sur ses pas, lui broie les épaules, les secoue toutes les deux:

-Tu ne me parles pas sur ce ton!

Ses yeux sont furibards, toute son attitude agressive.

- Tire-toi! Prends tes affaires et sors d’ici! Va trouver ton repos ailleurs! Dégage! fulmine-t’elle encore.

Les minutes s’écoulent, le temps d’apaiser les enfants affolés par la scène, de replacer chacun dans sa chambre. Et d’achever en quelques phrases la discussion qui n’en est pas une. Elle insiste à le mettre dehors, un peu calmé il tente de se défendre, elle ne plie pas, elle veut qu’il sorte, elle veut être tranquille, elle lui en veut. Jamais le moindre garde-fou, toujours tenir ses nerfs, toujours assurer, toujours s’occuper de tous, ras le bol. Elle lui balance sa frustration, sa rage de voir qu’alors qu’elle est encore en train de faire de son mieux pour assurer leur quotidien, leur vie, qu’elle se prend la tête sur les paperasses pendant que tous se reposent, ou du moins sont censés le faire, c’est encore à elle de ravaler sa colère et de l’arrêter lui… Que la prochaine fois qu’il fulmine parce qu’il ne peut dormir et bien qu’il aille chercher le repos ailleurs! Il sort, demande quand il peut revenir…

- Quand tu seras capable lorsque j’explose de ne pas exploser plus fort et me paraitre une menace plus grande que moi même!

Elle claque la porte sur lui. Se rend devant ces éternels papiers, cherche du regard sur le téléphone et l’ordinateur une bonne âme qu’elle oserait appeler, réalise qu’elle ne voit personne à qui raconter ça, personne à même de comprendre ce qu’elle attend. Si déjà elle le savait elle-même. Elle fini assise au bureau, la tête enfouie dans les mains, secouée de sanglots. Elle n’en peut plus de cette vie où tout est partout comme ça, où tout s’écroule sans exception…

Un revers de main rageur essuie ses larmes. Ses mains se posent sur le clavier. Elle ne peut en parler à personne. Elle le criera au monde avant de le nier. Dans quelques heures les choses auront encore changé, elle aura encore changé, et cet instantané ne sera déjà plus réellement un reflet d’elle même.

Encore tant de choses à faire, et si peu d’intérêt à la moindre d’entre elles.

Ecrire l’a isolée du monde, les pleurs ont pendant ce temps cessé. Pourquoi faut-il en arriver là pour que l’une dorme et l’autre reste dans sa chambre? Elle est allée jeter un œil, la petite est couchée sur le carrelage derrière sa porte, elle dort. Impossible d’ouvrir sans la cogner, impossible de lui rendre le sommeil plus confortable. La mère revient à son clavier. Elle a mal. Elle a peur. Elle déteste cette sensation, ce besoin de faire quelque chose pour la petite et l’incapacité a le faire sans risquer de remettre son propre équilibre en péril. Elle a peur toujours que ce genre de scène ne les traumatise, elle a tellement peur de leur faire du mal… Le téléphone a sonné pendant son isolement, le père sans doute à la recherche d’une voie de retour. Qu’il se débrouille. Elle n’a plus envie d’être à l’écoute, elle voudrait juste être seule, non pas se sentir aussi désespérément seule qu’elle l’est ces derniers mois au milieu de tous ces gens qui l’entourent, mais avoir de longues heures de solitude sereine. Après tout quand on arrive à une si grande peine, il serait temps d’arrêter d’attendre et d’enfin agir. Mais avec quelles forces vaincre ses terreurs?

Une bonne vingtaine de minutes s’est écoulée avant que la petite ne se remette à appeler, entre temps le grand lassé d’être lui “à la sieste” depuis plus d’une heure et demi à obtenu l’autorisation de rejoindre sa mère. Cette dernière rejoint la criarde et tente de la rendormir puisqu’elle s’est exclamée “Dodo!”. De longues minutes s’étirent encore, une porte grince, le père est rentré. Elle laisse sa fille après un long câlin et un temps à la rassurer doucement auprès du lit. A peine sortie, les pleurs recommencent.  Pourquoi depuis deux semaines, soudain, elle se comporte ainsi le midi? Que faire quand on a l’impression d’avoir tout tenté? Quand après les câlins, les cris, les menaces, les “laisser toute seule à pleurer”, les explications, la fermeté, la douceur, toutes les solutions diverses et variées données par des gens bien pensants qui au mieux ont un jour eu des enfants mais c’était il y a déjà longtemps, au pire n’en en jamais eu et croient tout savoir, bref, quand après avoir donné tout ce qu’on pouvait, on s’avère impuissante et que la situation reste hors de tout contrôle? A part avoir envie de faire disparaitre l’élément qui résiste? A part se détester d’en arriver à une telle rage? Fuir, fuir très loin, tout abandonner et apprendre à vivre avec cette culpabilité? Continuer à se saigner pour le bien de futurs ingrats? Où est la solution intermédiaire?

Je me sens si proche de la rupture que je me fais peur, quand le dernier bout de fil de cette corde qui me permet de garder encore un peu de contrôle sur mes impulsions va lâcher, qui vais-je détruire? La rage est une vieille compagne, qui grandit de mois en mois.